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MO YAN
Le pays de l'alcool

"À bord d’un camion Libération, Ding Gou’er, inspecteur auprès du parquet suprême, roulait vers la mine de charbon de Luoshan, dans la banlieue, pour mener une enquête très spéciale. Tout au long de la route, il avait réfléchi si fort, à s’en faire enfler le crâne, que sa casquette couleur café, pourtant trop large – un cinquante-huit de tour de tête –, s’était mise à le serrer de manière insupportable. Contrarié, il l’arracha ; son rebord était imprégné de transpiration et elle exhalait une forte odeur de graisse. Une odeur inhabituelle. Un peu écœurante. Il se pressa la gorge de la main."


MO YAN
Le clan du sorgho rouge

"Les Japonais se sont repliés. La grosse lune à la lueur chétive, ronde comme un papier découpé, qui est apparue derrière les sorghos se ratatine puis darde ses rayons avec de plus en plus d’énergie au fur et à mesure qu’elle s’élève au-dessus de leurs faîtes. Eux qui ont tant vu et tant souffert se tiennent cois, respectueux dans sa lumière. Sur la terre noire tombent çà et là, larmes cristallines, quelques-uns de leurs grains ; au-dessus flotte le parfum, fétide et sucré, dense et épais, du sang qui la détrempe au sud du village. "

" La journée lui semble soudain avoir duré dix ans, ou un instant. Il revoit sa mère, en train de saluer leur départ au milieu de cette étonnante purée de pois à la sortie du village. L’image est toujours vivante à ses yeux, en dépit des heures qui l’en séparent. La marche était difficile au milieu des plants, il se ressouvient de Wang Wenyi et de son oreille touchée par une balle perdue, des cinquante et quelques membres de l’escouade en train de progresser, épars comme des crottes de mouton, sur la grand-route qui mène au pont ; et le poignard tranchant aux reins du Muet, son regard sinistre et brutal, les têtes des Japs en train de voler, les fesses desséchées du vieux… Sa mère sur la digue tel un phénix aux ailes déployées… Les galettes… Ces galettes qui se répandent sur le sol… Les sorghos rouges un à un couchés… Un à un qui tombent comme des héros…"


HYAM YARED
La Malédiction

Au commencement était la bonbonnière. II était interdit d'y toucher. Elle trônait au salon, remplie à ras bord. S'il manquait un seul bonbon, la mère nous réprimandait sans chercher à savoir lequel de nous était coupable. La culpabilité était une chose individuelle transmise à une collectivité. L'interdit aussi. « Vous allez tous devenir obèses », clamait-elle en mettant la bonbonnière sous clé. Après un temps, en général très court, la bonbonnière revenait sur la table basse, de manière à être vue et désirée. Il n'y avait aucun intérêt à interdire un objet invisible.
« Il faut vous éduquer à voir et ne pas toucher », disait-elle. Le mot « éduquer » comme s'il s'agissait d'un dressage de bêtes. Le problème des adultes, c'est leur tentative de domestiquer l'enfance.


HYAM SCHOUCAIR YARED
Naître si mourir

J'ai pour moelle épinière
une sève d'humain. Et ce n'est pas fini

LIDIA YUKNAVITCH
La mécanique des fluides

"Super. J'étais donc plantée là comme une imbécile et dans l'obligation de m'expliquer. Il y avait comme une bande de téléscripteur dans mon crâne qui disait: c'estkenkeseyc'estkenkesey. Les livres que mon père m'avait donnés. Assise dans un cinéma sombre avec mon père en train de regarder les films. Paul Newman dans Le Clan des irréductibles. Vol au-dessus d'un nid de coucou.
Kesey, qui était à l'autre bout de la pièce, rapatria son tonneau de corps, tira une chaise pour moi et dit : « Eh bien BONJOUR. Qu'avons-nous là? De la nénette triple A.» C'était la première fois que je le voyais autrement qu'en photo ou à un événement littéraire dans l'Oregon. Plus il s'approchait, plus j'avais la nausée. Mais quand il arriva à ma hauteur, dans ses épaules et sa poitrine je vis l'ex-lutteur. Son visage était rond comme un ballon, ses joues nettement veinées et enflammées, gonflées par l'alcool. Ses cheveux ressemblaient à du coton collé à des endroits bizarres sur une tête. Son sourire : épique. Ses yeux : bleu transparent. Comme les miens."